Textes

La peinture d’Alain MONVOISIN

 

D’abord, 50cm x 50cm, un format unique qui commence par titiller la rétine de son originale systématicité. Des séries elles-mêmes policées : elles avancent quatre par quatre, comme le gâteau breton – voilà un jeu de signes qui, j’en suis sûre, plairait à l’artiste rennais. Mais quatre, c’est surtout le premier nombre, la première somme – non pas l’unité, trop idéale, et toujours liée à l’inspiration mystique ; non pas non plus deux, l’alternative, ni même trois, la trinité, mais bien quatre, la série, une série conditionnant la reproductibilité infinie – une addition de « Models », comme il les intitule. Le nombre quatre implique en effet la notion de variation ; l’image est prise dans une série comme ready-made, entretenant ainsi l’illusion qu’il suffirait de l’assister pour comprendre son processus de fabrication. Ainsi la série monvoisinienne désacralise-t-elle le savoir-faire, et tend-elle à démystifier la technique artistique.

Donc pour commencer, une double quadrature, peut-être aussi difficile à résoudre que celle du cercle. Contraint par cet univers, l’oeil apprend à faire des concessions : il doit se plier à un carré régulier, exemplaire, dont la présence rabâchée serait ennuyeuse, si elle n’était pas précisément la condition de son inventivité. En effet, ces carrés de carrés nous forcent à chercher le centre, qui devrait être, on nous l’a appris à l’école, à équidistance des angles. Cependant, ici, pas de quartier pour la géométrie ; s’il y en a une, elle est hyperbolique ; et le plus probable est qu’elle soit sans cesse minée par son propre mécanisme. Contrairement au rectangle, qui implique toujours soit le paysage (sens horizontal), soit la figure (sens vertical), le carré est un format iconique, qui refuse le sens. Icône, donc, – le religieux n’est pas absent – mais fondée sur une égalitarisation de l’espace – le paradoxe est mis en exergue par la série de portraits des députés ouzbeques, vêtus du hiératisme officiel des fonctionnaires soviétiques, mais posant comme des icônes, et ornés de protozoaires tirés d’une encyclopédie, de l’orthodoxie desquels on ne sait alors plus que penser. Les cercles rongent les contours, la peinture prend possession des figures au point de les déposséder de leur regard ou même de leur humanité, censure elle-même déplacée – et parfois, comme dans la série « Models of Sunday », elle tente de rétablir l’ordre, à coups de quadrillages intempestifs, qui évoque la tentative de revenir à l’art des proportions. Oui, Aristote l’avait compris, l’art sans la règle n’est pas grand chose ; mais Monvoisin pratique un art de la règle déréglé, homologue de la raison déraisonnée qu’il prétend appliquer dans la vie. Ainsi, de même que le poème est une « impossibilité prolongée entre le son et le sens » (définition donnée par Paul Valéry dans Tel Quel), le tableau ici ne peut être ni résumé par un décodage sémiologique, ni réduit au silence par un « C’est beau », même admiratif. Car l’artiste, loin de tenir la beauté pour un but en soi, la prend pour condition nécessaire mais non suffisante de ses tableaux. S’il cite volontiers Hölderlin – « les fragments de la beauté sont éparpillés dans le monde, le travail du poète est de les rassembler », il revendique néanmoins la mise de côté de cet idéal au profit d’un « sens esthétique ». Mélange de collages et de peinture, de trames et de taches, d’assemblages et de déconstructions, Monvoisin s’amuse, avant tout ; il crée des frottements et des passerelles, qui peuvent être lus dans tous les sens, tant que la lecture est intelligente.

Tout cela pose cependant la question du processus. Processus créateur, d’abord : pourquoi choisir une image plutôt qu’une autre ? Processus interprétatif, ensuite : comment répondre à ce qui est proposé ? Un des concepts centraux de cette peinture est celui d’opportunité : l’oeuvre d’art est une rencontre entre un esprit encyclopédique, et les potentialités reproductives d’une image. L’artiste, dans sa phase de recherche, n’a pas d’idée préconçue, et le choix qu’il fait d’une image plutôt qu’une autre est avant tout liée à ses capacités à produire des « petits ». Si l’on fouille dans le disque dur de son ordinateur, on y trouve une banque d’images classées selon des titres aussi divers que « gares », « films », « photos de groupe », « portraits », « peintures de Rodchenko », « planches anatomiques ». On ne peut s’empêcher de penser à Flaubert : Bouvard et Pécuchet, ou la dérision d’un savoir classique ; la recherche d’images de même classe, de même catégorie, est titanesque et drôle : elle aboutit souvent à la rencontre de la carpe et du lapin. Car Monvoisin se joue de nous, il nous met la puce à l’oreille, et puis non, la vérité est ailleurs. En faisant se côtoyer un paysage romantique de Friedrich, un motif floral décoratif, et la formule d’un anesthésiant médical, que veut-il nous dire ? Peut-être que toute peinture de la nature n’est qu’une stylisation, qui anesthésie le réel en lui ôtant ses autres dimensions (l’odorat, le toucher, mais aussi la possibilité de tourner la tête – un problème de cadre, une fois de plus). Mais les choses ne sont jamais aussi claires que cela, car si, séduits par la théorie, on tente de systématiser, on se heurte à un esprit tortueux, qui veut toujours avoir le dernier mot. Prenez par exemple la série « Models of Models ». Comme son nom l’indique, quatre « modèles de modèles » : Wittgenstein, Pynchon, Schmidt, Pasolini. Ici, c’est la reproduction, photo en noir et blanc, qui devient objet référent ; quoi de plus normal, se dit-on d’abord, pour des gens qui ont toujours été à moitié absents : Pynchon refusant d’apparaître en public, Wittgenstein dont l’écrasante majorité des écrits est publiée après sa mort, Pasolini décrié puis assassiné. Mais Schmidt ? Trois modèles inactuels et invisibles, à l’inactualité desquels une trame de cercles de peinture rythmant les tableaux donne une résonance plastique, à la fois effaçant et reflétant les pixels des photos ; et un quatrième, qui ne peut s’expliquer, et qui pourtant fait partie de la série – pour qui a un jour lu ses romans, il n’y a nul doute que Schmidt est un modèle de et pour l’artiste. De même, une série commence avec la phrase « formes du repos », et continue avec des images de morgue, et de bibliothèque ; mais tout à coup, surgit l’étrange « mangeur de cheveux », élément allogène qui n’explique rien, et qui défait, comme Pénélope, ce qui vient d’être tissé. Alors quoi ? L’un des carrés fait de l’oeil à la série suivante, l’autre louche sur son voisin : que faut-il en conclure ? Que la seule réponse que l’artiste prétend apporter est picturale et minimale : ses interventions plastiques viennent troubler ou remettre de l’ordre dans la superposition des signes, et les signes à leur tour chamboulent ou quadrillent la matière ; sa peinture n’est pas illustrative – il le dit lui-même, « tout sauf ça ! » – et en même temps, ça aussi, ajoute-t-il dans un sursaut spirituel.

La question n’est donc pas la bonne : pourquoi chercher un message ? Il faut voir et laisser faire, lâcher la bride à la raison pour qu’elle s’emballe, au gré des jeux de formes insolites ; car toute mise en mots n’est pas une mise en bouche, et l’on risque d’être écoeuré avant le dessert. Cette peinture-là se rumine – sérieusement superficielle, c’est une peinture du rebond, aux allures desprogiennes. « Vous êtes ici », indique un point au milieu du cosmos ; plus loin, deux Bibendum regardent le tour de France, avec pour tout vélo un serre-joint en bois flou, pris comme bolide ; plus loin encore, un mot en braille, « guerre », mais sans relief. Ces pièges à regardeurs pourraient bien faire rougir les plus avant-gardistes ; mais avec Monvoisin, le sérieux, soit on en rit, soit on n’en parle pas. Des surgissements fantasmatiques fleurissent, avec plus ou moins de lenteur, parfois même avec brusquerie, comme ce corps de femme déformé qui écoeure d’abord, puis intrigue.

J’aimerais continuer à l’infini (car c’est bien de l’infini qu’il s’agit ici !), raconter des histoires de points et de trames, comme l’artiste le fait, lui, quand on l’interroge ; mais il faut bien finir ! Finir, et en finir ; là est tout l’enjeu de l’oeuvre artistique. Alors vite, une dernière chose : s’il fallait formuler la notion centrale de cette entreprise, ce serait le jeu. Jeu de signes, jeu de pistes, ou jeu interprétatif, le spectateur a intérêt à ne pas garder trop jalousement son désespoir, sa folie et son humour. Et gare à celui qui aurait trop vite « conclu » – car il s’agit de ne jamais boucler la boucle, et si vous pensez avoir compris, revenez demain.

 

Juliette MONVOISIN (janvier 2015)